Il est gentil comme un coeur, mignon comme un agneau qui vient de naître, il a de grands yeux clairs qui me font fondre à chaque regard... Je l'adore, c'est mon petit bichon, comme je l'appelle. Il est étudiant à la fac voisine, biologie. Il étudie le réchauffement climatique et il veut sauver les ours blancs. C'est mon petit ami et je me voyais déjà l'épouser, lui faire des gosses, et les élever sous l'immense bibliothèque où les petits rats se baladeraient librement – oui, deux étudiants avec des rêves plein la tête, bien sûr qu'on collectionne les livres et qu'on élève des rats. C'est notre surnom dans notre groupe d'amis, les rats de bibliothèques.

C'est lui qui les élève. Il en a cinq en ce moment. Mon préféré, c'est une petite rate blanche avec une tache noire sur l'oeil, qu'on appelle Pirate, évidemment. Il a dit qu'il va me la donner pour que je ne l'oublie pas. Oui, car on va se séparer. C'est pas juste.

Bon, la vie en France n'est pas toujours simple ; autant vous dire qu'avec un nom comme Lassouri et une passion pour les rongeurs, j'ai eu droit à suffisamment de blagues. Aussi, je fais des études de droit pour faire plaisir à mon père ; ce que j'aime, c'est le rock, mais ça ne sera pas ma voie tant que je vivrai avec lui. Il considère ça comme de la musique de sauvages. Mon père est un type compliqué, strict et sanguin, qui invite des militaires à la maison et gueule comme si ils se disputaient...

Mais il est ma seule famille, et on s'est toujours serré les coudes. Ma mère est partie quand j'avais quatre ans et je ne me souviens pas d'elle. Enfin voilà, une vie comme les autres ; je ne me plains pas, au moins on ne manque de rien.

J'ai des copines, de petites disputes, des rêves, des déceptions. J'aime ma vie, j'aime ma petite chambre de gosse, j'aime ma petite fac où je me perds dans les études comme dans une bulle, toute fière d'avoir quitté le lycée. Et je n'ai pas envie de perdre tout ça. Surtout, je n'ai pas envie de perdre mon copain ; je sais comment il est, une relation à distance ne tiendra jamais le coup plus de quelques mois.

Et là, mon père m'a annoncé qu'il m'a inscrite à une grande université américaine où je continuerai mes études à partir de cette année, et jusqu'à ce que je les termine. Certes, il a le fric pour ça, mais ce n'est pas une raison ! La vérité, c'est qu'il part, lui. Et il ne me laisserait pas toute seule. C'est un contrat pour plusieurs années, en lien étroit avec l'ambassade de France, avec un degré de secret professionnel assez dingue, la confiance va se construire sur le long terme... et caetera. Le soir, quand il m'en parle, je fais semblant d'écouter.

Mais mon esprit dérive. J'ai essayé de râler, de plaider, de pleurer, rien n'y a fait ; et maintenant il ne me reste plus qu'à soupirer et attendre. La phase du déménagement sera la plus dure. Ensuite, il faudra que je me reconstruise toute une vie là-bas.

Je n'ai vraiment pas envie. Mais mon père m'a transmis une chose : dans la vie, on ne se laisse pas abattre par les petits coups du sort. On s'accroche, et on se relève. Comme il dit : monter la pente, c'est plus difficile que la descendre, mais on est fier de soi quand on arrive en haut, alors ça vaut le coup. J'ai été élevée entre ce modèle et celui de ma mère, démissionnaire ; autant dire que le choix était vite fait.

Je finis toujours par me demander ce que ferait mon père à ma place, et par faire ce choix-là. Et je n'ai jamais eu à m'en plaindre jusqu'à maintenant. Bon, il faut dire que je n'ai que dix neuf ans, je n'ai pas encore vu grand chose de la vie... Et pourtant, quand je monte dans l'avion, j'ai l'impression que les choses s'enchaînent plutôt vite en ce moment.

Bientôt, j'aurai de quoi bourrer mon CV de références prestigieuses. Un jour je serai contente de l'avoir fait, sans doute, mais en ce moment j'ai du mal à trouver ça intéressant... Je ressens encore l'étreinte de mon copain au moment où il l'a dit au revoir, sans doute adieu. La petite rate s'est glissée dans le col de mon vêtement, c'est interdit mais je m'en fous, j'ai besoin de mon petit moment de rébellion. Et sa présence chaude me réconforte un peu. Heureusement qu'elle est là, ma petite Pirate...

J'annoncerai sa présence à mon père quand on sera installés à la nouvelle maison. D'ici là, elle sait se faire discrète, et lui, il est absorbé dans son boulot sur sa tablette. Il a tellement de choses à organiser et à prévoir... Vous me direz, il n'est pas à plaindre, c'est ce qu'il aime faire dans la vie, au point qu'il me prépare mes tenues au bijou près, quand on sort le soir.

Une vraie drag queen pro, il connaît le nom de mes différents fonds de teint et quel numéro associer à quelle tenue, il est de bon conseil à un point que vous n'imaginez pas. Comme il dit : tu vois que tu n'as pas besoin d'une mère à la maison.

C'est son type d'humour, que voulez-vous. Ça aussi j'ai grandi avec et je me suis habituée...

Le trajet est long et chiant, je préfère m'endormir avec mon air boudeur placardé sur le visage, plutôt que de râler à voix haute ; je tiens à avoir des forces pour la visite de la maison.

A l'arrivée, un homme à fine barbe grise et petites lunettes carrées nous attend, un panneau avec nos noms brandi à bout de bras dans ses mains parcheminées. Il a un sourire lumineux quand nous arrivons à son niveau, il a l'air tout content de nous voir. Mon père lui serre la main énergiquement, et m'explique que ce sera notre chauffeur, c'est lui qui va nous guider au début pour qu'on repère les lieux.

Tout ici va être immense, aucun trajet qui puisse se faire à pied ou à vélo. On va devoir le subir, ce type, avec sa tête de fakir malicieux et son air de vouloir nous adopter. Il m'agace déjà. S'il y a une chose dont je n'ai pas besoin, c'est bien d'un chauffeur personnel qui se prend pour mon grand père de substitution. J'aime être indépendante et me débrouiller, et s'il y a une chose dont je rêve, c'est de me payer ma propre moto... Bon, je n'en suis pas encore là, et de loin.

J'aurais assez dans mes économies personnelles, mais mon père en ferait une maladie si je m'achetais une telle "bricole" avec ça, bien sûr. Il compte sur moi pour être plus sagace avec mes dépenses. Non, ça ne marcherait jamais, même de le mettre devant le fait accompli ; il me forcerait à ramener les clés au magasin, et ça me briserait le coeur.

"Clemis Lassouri," dit mon père avant de se tourner vers moi et de me présenter : "Ma fille Julie."

Comme s'il pouvait y avoir un doute. Evidemment qu'il est Clemis et que je suis Julie. Mais je salue tout de même le chauffeur, qui se présente à son tour : Efrem Kaplan. Ils échangent un petit signe de tête entendu, et je sens se tisser entre eux une complicité qui dépasse légèrement le rapport attendu entre un directeur d'usine et son chauffeur. Ils se comprennent, ils sont tous deux issus de la même diaspora, à quelques générations près. Mon père m'ennuie avec ces trucs d'espion. Qu'est-ce que ça peut faire de toute façon ? Ok, on s'appelle Lassouri – la seule chose que ça me rapportait en France, c'était des blagues sur le fait que j'aime les rongeurs.

Je caresse délicatement Pirate dans ma poche, en les suivant pour aller récupérer nos bagages. A l'aise dans cet aéroport gigantesque comme un poisson dans l'eau, Kaplan charge le tout sur un chariot qu'il semble manoeuvrer sans effort. Je me rends compte d'une chose très vite : les gens s'écartent autour de nous. Certains nous regardent d'un air méfiant, il y en a même qui changent de trottoir ou font signe à leurs enfants de détourner les yeux. J'ai même l'impression d'entendre un type marmonner des insultes.

Je réplique, avec mon plus bel accent parisien – eh oui, même avec vingt sur vingt en anglais, il y a des choses qui ne se déracinent pas facilement – en regardant le type droit dans les yeux :

"Eh quoi, vous avez un problème avec les touristes français, par ici ?"

Il recule et disparaît dans la foule, comme happé par une marée de zombie, mais j'ai encore eu le temps de l'entendre marmonner quelque chose à propos de communistes. Le rapport avec la France, s'il vous plaît ? Bah, Kaplan m'assure qu'il ne faut pas chercher à comprendre, que ça va arriver de temps en temps.

Fantastique. Bienvenue au Far West.

Au moins, la voiture de fonction est confortable. Et tandis qu'on s'installe à l'arrière comme des pachas, le chauffeur se met au volant et nous explique... et elle démarre ! Joli exploit, vu comme on a chargé le coffre. J'avais peur que ses roues avant ne touchent plus la route.

"On vous a attribué un très joli logement de fonction. L'ancien directeur de la filiale a tout laissé en l'état, ça se fait ici, déménager sans bagages. Le mobilier, et même la décoration, comme vous avez vu sur les photos. Vous pouvez tout changer, bien sûr, mais le cadre est à votre disposition en attendant."

Il reste un instant silencieux ; je sens que c'est une bonne chose, mon père est fatigué par le trajet, il n'est pas d'humeur à dire quelque chose d'aimable. Moi non plus, en fait. Sur ce point, mon père et moi, on est exactement le même spécimen, à quelques octaves près. Je couine et il rugit. Mais je ne suis pas moins intimidante, quand je m'y mets.

Au bout d'une minute, Kaplan reprend ; et au ton de sa voix, je devine que c'est surtout là qu'il voulait en venir.

"Ah, et vous serez parfaitement protégés là-bas, c'est une banlieue résidentielle tranquille, avec des caméras de surveillance et un gardiennage impeccable. S'il arrive quoi que ce soit, de toute façon, vous pouvez réclamer une protection armée, qui sera à votre disposition vingt quatre heures sur vingt quatres."

"Je me sens déjà en sécurité," dis-je entre mes dents.

Sérieusement, qu'est-ce qui se passe ici, c'est la guerre ? Je me pose la question, et je guette de tous mes yeux tandis que les longues artères encombrées d'une circulation dense défilent autour de nous, de plus en plus illuminées au fur et à mesure que la nuit tombe. Et alors que la petite ville en question – enfin, la "banlieue résidentielle" bien sûr – apparaît à l'horizon, comme un village de carte postale à l'écart de la zone urbaine, je remarque quelque chose

Un rassemblement que mon père, vieux jeu comme il est, décorerait sans doute du doux nom de rave party.

C'est un terrain vague, entre la ville et la campagne, à l'écart même des grands ensembles industriels et de la zone commerciale titanesque qui semble étendre ses tentacules de tous les côtés. On dirait un petit morceau de paysage post apocalyptique posé au milieu d'un univers de science-fiction bien huilé, dynamique à en donner le tournis.

Là, dans le cadavre d'une poubelle de parc en métal, un groupe hétéroclite a entassé des journaux et y a mis le feu ; je vois comme au ralenti ces silhouettes sans visages, masquées par leurs écharpes épaisses, qui regardent passer notre voiture en se réchauffant les mains. Ils voient à travers nous, comme des vaches qui regardent passer un train. Est-ce que c'est d'eux qu'on est censés avoir peur ? J'ai toujours eu de la sympathie pour les punks, moi. J'ai envie d'aller faire la fête avec eux, qu'ils m'apprennent la guitare, qu'on improvise une chanson. Et je suis sûre qu'un ou deux, dans le groupe, les moins déshérités, font de la moto.

Alors qu'on passe tout près, séparés uniquement par un grillage troué et quelques ronces au sol, l'un d'eux ne se retourne pas. Il est de dos et le feu éclaire le côté de son visage. J'aperçois des cheveux très noirs, mi longs, un teint pâle presque vampirique, une mâchoire bien dessinée, et le coin d'un tatouage qui remonte comme un serpent au long de son cou musclé. C'est tout.

On est passés et ils sont déjà loin derrière nous.

Mais je garde cette image en tête, avec l'impression de passer à côté de ma vie. Bah.... c'est mon copain qui me manque, c'est tout. Il faut que je me change les idées. Je nourris discrètement Pirate qui s'impatiente dans ma poche, et je réfléchis à des paroles de chanson, centrées sur ce mystère que je viens de croiser brièvement.

Enfin, nous voilà "à la maison". Il faudra du temps et du travail pour que je considère cet endroit sous cet angle. Comme je m'y attendais, c'est une banlieue résidentielle mignonne et un peu trop identique d'une maison à l'autre, comme dans Edward aux Mains d'Argent.

Pour respecter la tradition, on a droit à la voisine beaucoup trop enthousiaste qui nous attend avec un plat de cookies, et au voisin parano qui ferme ses volets en guise de salut. Il est sûrement derrière avec sa carabine, au cas où on vienne piétiner son gazon... J'entends un gros chien aboyer, en tout cas. Décidément, bienvenue au Far West.

Mon père remercie la voisine, tandis que Kaplan sort nos bagages du coffre et les porte à l'intérieur, discret comme un bon génie ; on prend congé de la voisine, et on entre, enfin. J'ai failli révéler Pirate un peu plus tôt que prévu. Je suis sûre qu'elle aurait fui en hurlant.

A l'intérieur, je découvre avec horreur une collection de petits animaux en céramique bleu turquoise sur le manteau de la cheminée. D'accord, je vois le style. C'est un peu étonnant de se dire que l'ancien directeur et sa femme sont partis sans rien emporter, voilà bien une coutume avec laquelle je ne suis pas à l'aise... Moi, j'ai ramené tout le contenu de ma chambre.

Je découvre avec encore plus de malaise que ma nouvelle chambre est l'ancienne "chambre de madame" ; apparemment ils faisaient chambre à part, bon, ça ne me regarde pas. Si vraiment j'avais épousé mon copain de lycée, qui sait où on en serait quarante ans plus tard... Enfin bon, la porte qui fait communiquer la chambre de mon père avec la mienne, ça ne sera vraiment pas nécessaire. Je compte bien lui réclamer des travaux pour changer ça, très rapidement.

Là, je crois que c'est un investissement important. Lui, il n'a peut-être pas l'intention d'avoir une vie privée, mais ça le regarde ; il sait très bien que ça n'est pas mon cas.

C'est un peu compliqué : mon copain me manque, mais je sais que ça ne m'empêchera pas de me distraire à l'occasion. Si j'arrive à trouver un moment pour faire une virée du côté de la zone, et si je retrouve le vampire au tatouage noir sur le cou, je crois qu'il ne nous faudra pas longtemps pour sauter le pas, si je lui plais bien sûr.

C'est ce que je me dis jusqu'à lendemain, où le voisinage a organisé une fête pour nous accueillir, la vraie fête de village avec des petites fleurs sur les tables aux nappes blanches repassées de frais, qui sentent bon la lavande. Je suis un peu écoeurée mais je le cache bien. Grand sourire, petite robe bleue, le soleil ne se cache presque pas, et faut avouer, leurs cookies sont bons. Et là, surprise, dans un coin sous un arbre, qui est-ce que je reconnais ?

Une silhouette toute vêtue de noir, sur une moto... c'est le type que j'ai vu sur le terrain vague, le vampire. Il est là. J'ai le coeur qui bat tout à coup : un voyou pareil, et il vit ici ? J'ai du mal à y croire, et puis du peu que j'aperçois alors qu'il met son casque, il a les cheveux blonds... il démarre et disparaît au bout de la route.

La voisine bavarde nous informe que c'est le fils du voisin taciturne, celui qui a fermé ses volets en nous voyant arriver. Il est là, sur une chaise de jardin, avec son gros chien blanc aux oreilles coupées, couché à ses pieds. Il a un gobelet de sangria à la main et je ne sais pas pourquoi, mais je ne me sens pas du tout prête à aller engager la conversation. Peut-être parce qu'il nous regarde exactement comme ce type à l'aéroport.

C'est ça mon vieux, mon père le directeur de l'usine d'armement est totalement communiste. Si c'est ce que tu as envie de croire, je ne t'en dissuaderai pas.

Je suis un peu dépitée, du coup. Ce soir là, je regarde aux infos un compte rendu ultra dramatique des émeutes qui ont eu lieu au centre ville. Ah, voilà pourquoi tout le monde se conduit comme si c'était la guerre. Je m'attends presque à apercevoir mon charmant voisin – le fils, pas le père – avec une cagoule sur la figure et un cocktail molotov à la main. Je l'imagine bien scander des refrains néo nazis et poignarder des gens dans le dos, aussi...

Pourquoi il faut que je m'entiche d'un type horrible ? Bon, sans doute parce que, vu la fête de voisinage, il est le seul profil intéressant à la ronde... Le reste des voisins, ce sont des vieux, c'est à dire des gens de plus de trente ans, et la majorité plus de cinquante ans. Mais bon, je trouverai mieux à la fac, c'est ce qu'il faut se dire. Un nouveau gendre idéal que mon père acceptera à la maison et avec qui je pourrai à nouveau faire des petits projets.

Les cours commencent dans un mois. Il faut juste être patiente.

En attendant, je m'occupe de Pirate. Sa révélation n'a pas causé de crise comme je le craignais. Mon père accepte sa présence, à condition qu'elle reste confinée à l'espace de ma chambre. Autant dire qu'il ne va pas trop se servir de la porte qui les fait comuniquer. Parfait. Je n'ai qu'une peur concernant ma petite camarade de galère : qu'elle s'échappe et se retrouve nez à nez avec l'horrible chien du voisin. C'est une petite fofolle, ça serait tout à fait son genre d'aller fouiner là-bas. Et je n'ai pas encore de cage pour la faire tenir tranquille en mon absence.

Il me suffit de deux jours pour me sentir devenir dingue.

Je sors traîner dans le quartier, Pirate sur mon épaule, les mains dans les poches. C'est vraiment étrange ce genre d'endroit : il n'y a rien. Pas de piscine, pas de boulangerie, pas de pharmacie, pas de bureau de poste... Quand on a besoin de quelque chose, on prend sa voiture et on va à la ville, ou au centre commercial. J'ai l'impression d'être sur une autre planète.

Je suis la seule à pied, à part les joggeurs et, évidemment... oh non, je ne veux pas croiser ce type en train de promener son chien ! Quelque chose me dit qu'il me sauterait à la gorge pour bouffer Pirate, même si elle se perche sur ma tête.

Je me tends quand j'aperçois la moto au coin d'une rue. Mais c'est juste le fils, et le chien n'est pas en vue. Il déchire quelque chose, le balance dans la poubelle et s'en va sans me voir, pour se garer plus loin, sur le pont qui surplombe la rivière. Je me demande ce qui lui arrive. Je vais ramasser les morceaux de document : c'est la photo d'une belle fille afro américaine, on dirait un mannequin. Oh, je crois que je vois. Monsieur a un chagrin d'amour...

J'ai envie d'être sympa. Je m'approche et je le salue. Il me fixe bizarrement, assis à califourchon sur la barrière du pont.

"Quoi, qu'est-ce que tu me veux ? T'as peur que je saute ?"

Il est aimable, dites donc. Mais de plus près, il est vraiment canon. Ça lui gagne... disons un ou deux points de patience. Je vois aussi qu'il a un oeil au beurre noir, et je prends ça comme prétexte.

"Qu'est-ce qui t'est arrivé ?"

"Le vieux m'a remis les idées en place," dit-il avec une grimace. "Il aime pas que je sorte avec n'importe qui."

"N'importe qui ?"

Je saute sur la barrière auprès de lui, pour lui montrer que moi non plus, je n'ai pas peur du vide. Ni des vieux, d'ailleurs. Et je me demande surtout si ce "n'importe qui" s'applique aussi à moi. Je suis une étrangère, une communiste, pas vrai ? Tsss, je croyais que c'était fini depuis la guerre froide, ces bêtises là...

Il me toise intensément et je lui souris, en montrant la petite bête que je cache dans le col de mon manteau ; il a un petit sourire en retour et tend la main. Avant que je puisse dire quoi que ce soit, cette petite curieuse court au long de son bras et escalade sur son épaule musclée. Il faut avouer, c'est sans doute plus confortable que la mienne. Je ne m'entretiens plus, depuis que je suis en fac de droit. Moi qui étais si bonne en gymnastique, au lycée !

"Pirate, attention !"

"Pirate, nom bien choisi. Ça serait un chouette groupe de rock," dit-il avec un rire sombre, en relevant les yeux pour me regarder. "C'est quoi ton prénom ?"

A la façon dont il la caresse, je me calme : je sens instinctivement que si elle tombait à la rivière, il plongerait sans hésiter pour la repêcher.

"Julie, et toi ?"

"Ayden. Julie et les Pirates, ça sonnerait bien."

Je fais une petite moue triste : "Je n'ai qu'elle pour le moment. Pas de quoi mettre Pirates au pluriel. Tu aimes le rock ?"

Il éclate de rire, comme si c'était la question la plus ridicule au monde. Puis il ouvre son blouson et je vois apparaître un t-shirt qui arbore les logos de tous les groupes connus. Oh, celui là, je l'aime déjà ! Enfin, non. Stop, il ne faut pas que je m'emballe. Après tout, je ne sais rien de lui. C'est peut être un de ces cinglés que j'ai vus à la télé, et qui font vivre la région dans la terreur. Et puis, il change un peu souvent de teinte de cheveux...

"J'ai eu l'impression de te voir devant un feu de camp, sur le terrain vague à la sortie de la ville, le soir où on est arrivés," dis-je pour essayer d'en avoir le coeur net.

"Oui, ça se peut. J'y suis souvent. C'est là que je vois... que je voyais Irene."

La fille dans la poubelle. Je me mords la lèvre, j'ai de la peine pour lui.

"Tu as rompu avec elle à cause de ton père ?"

"C'est pas mon vrai père, c'est mon oncle," coupe-t-il en détournant les yeux. Son regard suit la rivière et se dirige vers le terrain vague, qu'on aperçoit presque au loin, au delà de cette banlieue lisse et parfaite, et de quelques champs de colza. "Et puis je l'emmène, j'ai un type de femme, il peut rien faire contre ça."

"C'est quoi ton type ?"

Je ne devrais pas poser cette question. Dès que je le fais, je sens que mon destin est scellé. Je me mords l'intérieur de la joue pour ne pas m'extasier soudain quand il dit : "Les brunes." Son regard me transperce presque, chargé d'étincelles ardentes et dangereuses... Je sens qu'il pourrait me charger sur sa moto et m'emmener au bout du monde. Et je sens que ça ne me déplairait pas.

Mais je fais comme si je ne ressentais rien.

"Tu veux venir à la prochaine fête ?"

"Tu m'invites juste parce que ton oncle n'aime pas les Françaises, avoue," dis-je en riant. Mais je meurs d'envie d'y aller. Ce qu'il appelle une fête, ce que mon père appelle une rave party, c'est ce rassemblement hétéroclite que j'ai observé autour des feux de camp, et où je meurs d'envie d'aller m'encanailler.

"C'est les Musulmans qu'il n'aime pas."

"Je ne suis pas musulmane," dis-je en faisant la grimace. J'en ai tellement marre que tout le monde pense ça automatiquement ! "Mon père est chrétien, et moi, honnêtement, je m'en fous."

Il ricane : "Mon oncle n'y croira jamais. Bon allez... j'y vais. Faut que je trace de la route sinon je vais juste exploser."

Il saute sur sa moto, me rend Pirate qui revient se nicher contre mon cou – toute chaude de sa chaleur, ce qui me fait frissonner – et disparaît. J'ai l'impression d'avoir rêvé. Eh bien si on ne nous croit pas, il y aura une manière très simple de leur montrer qu'ils se trompent : demain, je vais accompagner mon père à la messe, exceptionnellement.

Il est ravi quand je le lui annonce en rentrant. Il y a longtemps que je ne lui avais pas proposé ce genre de moment en famille. Quand j'étais petite, il m'y traînait, s'assurant que je reçoive tous les sacrements possibles et que je passe toutes les étapes consacrées ; baptême, petite communion, profession de foi, confirmation, je n'ai pas échappé à un seul palier. Et il est bien entendu pour lui que si je me marie un jour, ce sera en robe blanche et devant l'autel, dans la plus pure tradition chrétienne.

Il n'y a pas d'église de sa foi précise dans les environs, mais une petite église catholique où se réunissent tous les descendants d'Irlandais et d'Italiens, et une foule de différents temples protestants, de toutes les confessions qui ont fleuri sur ce sol fertile. Nous en choisissons donc une au hasard, pour son joli nom : l'église unie du Christ, ou quelque chose comme ça. De toute façon ce sera le même... spectacle. Je me sens détachée de ces univers vieillots et précieux, il n'y a qu'un moment que j'apprécie vraiment : celui où j'en sors.

Mais cette messe sera peut être différente des autres. Ayden est là. A côté de son oncle, en costume cravate tous les deux. Il a l'air d'aller à son propre enterrement, et encore une fois son tatouage fait un coucou sur le côté de son col. J'essaie de lire ce qui est écrit. A moins que ce soit juste un dessin ? Mais on dirait qu'il y a de petites phrases discrètes qui s'enroulent... tout ça ne fait que s'ajouter à son mystère.

Mon père dirait que c'est un bad boy. Oui, exactement. Et sur le moment, c'est ce qui me fascine. J'ai tellement besoin de distractions, ici !...

Il est beau en costume, cet idiot. La lumière du petit vitrail au mur tombe sur son profil boudeur, et je meurs d'envie de le prendre en photo. Les gens de la congrégation nous accueillent, mon père et moi, à bras ouverts. Ils sont toujours ravis de recevoir de nouveaux adeptes, bien sûr. Je suppose qu'ils se félicitent de voir un nouveau jeune visage, aussi ; la moyenne d'âge ici est tellement élevée,... Qu'ils ne se fassent pas trop d'illusions à mon propos.

Je ne compte pas revenir scrupuleusement tous les dimanches. Sauf si je réalise que c'est une excellente occasion pour voir Ayden.

On nous donne d'autres renseignements, en mode confidences discrètes, les petits racontars de village qui me donnent toujours une si mauvaise opinion de ceux qui les répandent. Ayden a été récupéré par son oncle après avoir fait des bêtises à l'autre bout du pays. Le vieux va tenter de le rééduquer, mais il y a du travail. Ses parents ne lui ont pas donné de très bonnes habitudes, il a été trop gâté et négligé à la fois.

Et maintenant, il va devoir porter ces tatouages horribles qui défigurent sa beauté, toute sa vie ; pauvre garçon, prions pour son âme...

Moi, je trouve que ça lui va très bien, ces tatouages. Sans ça, il serait ennuyeux. Je le vois très mal tout rose et tout lisse comme un bébé, il a passé l'âge d'avoir ce charme-là. Je lui envoie un sourire quand son regard dérive dans notre direction, mais il ne montre aucune réaction. Son oeil au beurre noir n'a pas tout à fait disparu. Il a peut-être peur d'avoir d'autres ennuis devant tout le monde... Je le plains, vraiment.

A la sortie, l'oncle qui nous a observés d'un oeil critique pendant toute la cérémonie vient nous saluer à son tour. Il semble enfin prêt à reconnaître que nous sommes ses voisins directs. Il tente une approche teintée de compréhension envers mon père, qui n'est pas dupe ; entre pères célibataires, ils savent ce que c'est, heureusement j'ai l'air plus sage que le sale ado qu'il a à la maison... il dit ça devant Ayden, qui se tient sage pourtant sur le moment et regarde ailleurs. Je ne veux pas le décevoir mais je suis loin d'être plus sage qu'Ayden...

Pour ne pas exploser, je vais faire un petit tour. Mais de loin, je vois mon père snober cet abruti en levant la tête. Je ne veux pas m'avancer, mais je crois que je sais ce qu'il lui dit. Poliment, bien sûr, sous une forme qui passera ; c'est un diplomate, mon père, et jamais il ne déclencherait une bagarre sur le parvis d'une église...

Il est dans une situation très délicate. Il est Français, mais il dirige une filiale de son entreprise qui est implantée aux Etats-Unis. Il produit des armes, et il les vend aux deux pays. Il est surveillé de près par l'ambassade, mais aussi par l'armée et le pouvoir local. Il n'est pas libre de ses relations et surtout, il ne va pas l'inviter pour boire un verre à la maison.

Il m'explique ça sur le chemin du retour : notre maison est devenue une forteresse. Il y garde des documents qui sont classifiés secret défense, et qui ne seraient même pas assez en sécurité dans le coffre de son bureau à l'usine.

Je regarde notre brave chauffeur qui nous écoute ; il était à la messe avec nous, sur les bancs du fond. Il respecte toujours vis à vis de nous une certaine distance. Mais il entend. Si quelqu'un le paye assez cher, cette personne saura exactement où chercher ces fameux documents. Alors, à quoi bon jouer ce jeu d'espionnage ? C'est un peu ridicule...

"Alors je ne dois faire entrer personne à la maison, moi non plus," dis-je d'un air grognon. "Je vais devenir aussi dingue que la voisine."

"Tu auras des amis à la fac," insiste mon père, pour la dixième fois depuis notre arrivée.

Et le voilà reparti sur le sujet de cette promotion prestigieuse que je vais intégrer. Une classe promise aux plus grands accomplissements dans ce monde. L'élite de la planète, selon lui. Je pourrai intégrer moi aussi un service affilié aux armées ; ou je pourrai me lancer dans la politique ; ou fonder ma propre boîte et surpasser tous mes concurrents...

J'aimerais bien savoir d'où lui vient cette ambition de me voir dominer le monde. Si je peux déjà mettre du pain sur la table, et envoyer mes enfants à l'école dans de bonnes conditions, c'est pas mal. Je n'ai pas besoin d'avoir une piscine de cinquante mètres dans mon jardin, parce que voyez vous, je compte bien habiter dans une ville normale, qui dispose d'une piscine municipale ! Mais je me contente de hocher la tête.

Ouais, je me ferai des amis à la fac. Mais en ce moment je ne pense qu'à Ayden, et son tatouage qui sort du col blanc de sa chemise du dimanche...

Une chemise que j'ai bien envie de lui arracher devant tout le monde.

Dans la semaine, on va la visiter, cette fameuse école. Evidemment elle est à des heures de route, je ne ferai pas le trajet tous les matins et tous les soirs. J'aurai une petite chambre sur place, de celles où on ne peut pas se projeter pour la vie. Peut-être en dortoir avec quelques autres filles, des premières de la classe bien sûr, il n'y aura que ça là-bas. De bonnes influences pour peser sur mon comportement et me surveiller.

En arrivant, j'ai l'impression qu'on m'amène à un château où je serai enfermée pour le restant de mes jours. Tout est grand et spacieux, très beau, je le reconnais, mais ce sont ces grosses briques de pierre rouge qui me rappellent le Cercle des Poètes Disparus... Je repense sans cesse à ces films cultes que je regardais avec mon ex copain, c'est terrible. On se faisait des soirées cinéphile en amoureux, vautrés sous une couette avec des pop corn et les petits rats qui venaient se lover sur nos genoux, c'était trop mignon. Plus mignon que romantique, mais ça fait partie de mes meilleurs souvenirs avec lui.

En rentrant de la visite, j'ai envie de jouer avec Pirate. Dans ce temps de transition, en attente entre une vie passée et une vie future, j'ai l'impression d'être au purgatoire, comme diraient les vieilles de la paroisse ; une âme errante piégée hors de la vie, avec pour seul lien cette petite âme qui me tient compagnie fidèlement. Ma petite boule de chaleur.

C'est la première chose que j'ai demandée au doyen quand il nous a fait son laïus sur la façon dont je dois me comporter : est-ce que je peux avoir un petit animal dans une cage ? Si je la nettoie avec soin ? Tu parles, Charles. A la première occasion, je la laisserai courir dans toute la chambre et grignoter mes devoirs. Mais ça, je me suis bien gardée de le dire devant lui. J'ai fait ma mignonne, je n'ai surtout pas dit que c'était un rat ; il a imaginé un innocent petit lapin, et il a dit oui.

Mais quand je reviens dans ma chambre, l'ancienne chambre de madame Spencer avec ses bestioles bleues sur les étagères et la porte qui donne chez mon père, je réalise le drame. Pirate a disparu.

Mon coeur se met à battre la chamade. Où est-ce qu'elle a pu passer ? Elle est adorable, mais sérieusement, je ne peux pas la laisser seule cinq minutes. Et on a été absents toute la journée. Elle a pu faire des kilomètres. J'ai remarqué qu'elle aime bien retourner dans les endroits où on a déjà fait des sorties ; une fois, avec mon ex, on l'avait retrouvée sur le banc d'un parc où on était venus la veille avec elle. On dirait qu'elle ressent les ambiances...

Je me demande si elle ne serait pas retournée sur ce fichu pont. Mais ce que je crains vraiment, c'est que cette petite curieuse se soit glissée chez le voisin. Je repense au gros chien agressif et j'ai presque envie de tomber dans les pommes.

A cet instant, on frappe à ma fenêtre.

Sur le moment j'imagine que c'est un corbeau. Ma fenêtre est assez haute et il n'y a pas d'arbre en face, je ne vois pas comment quelqu'un aurait pu y accéder. Quelqu'un d'humain en tout cas... mais un vampire... Et quand j'ouvre la vitre, je réalise que c'est lui : Ayden. Il s'est reteint les cheveux en noir, apparemment c'est un rituel qu'il fait pour sortir en douce... Je devine soudain que ce sont des teintures éphémères, et qu'il se nettoie les cheveux soigneusement avant de se présenter à nouveau devant son oncle.

Mais le plus important, c'est qu'il tient Pirate dans sa main.

Je le fais vite entrer, en gardant la voix basse pour éviter que mon père nous entende parler ; je cale mon lit devant la porte communicante, mon fauteuil de bureau devant la porte principale, et je mets de la musique pour couvrir nos voix.

Ayden me suit des yeux en souriant dans tous mes déplacements, je vois qu'il connaît ça. Tous les deux, on vit sous un regard aigu qui risque de nous juger aux moindres actions un peu imprévues. Je me retourne vers lui et je récupère ma petite belette, qui n'est pas le moins du monde défrisée par son aventure. Alors que je la nourris, Ayden explique : "Elle m'a suivi. Elle a dû sortir dans ton jardin et me reconnaître. Je l'ai retrouvée sur mon lit, endormie tranquillement."

"Merci de me la ramener saine et sauve," dis-je en lui offrant un sourire immense.

"Quoi ? Tu croyais que j'allais la tuer ?"

Je lève les yeux au ciel. "Mais non... Mais elle aurait pu se prendre dans un piège. Ou ton chien aurait pu la pourchasser."

Il éclate de rire et, sans gêne, s'installe sur mon lit à côté de la bestiole, pour la caresser pendant qu'elle mange. Et elle le laisse faire ! Apparemment ils sont devenus super copains. Je le regarde du coin de l'oeil, j'hésite. Et finalement je viens m'asseoir près de lui. Ça n'engage à rien...

"Qu'est-ce qui te fait rire ?"

"Oh rien... L'idée que mon chien aurait été capable de chasser quoi que ce soit. Enfin c'est le chien de mon oncle, mais c'est moi qui m'en occupe, en vrai."

"Tu vas me prétendre que ce n'est pas un chien dangereux ? C'est un pitbull," dis-je en croisant les bras. Je n'aime pas beaucoup qu'on se moque de moi.

"Non, c'est un dogue argentin pour être exact."

"C'est pareil..."

Il se penche à mon oreille pour expliquer, parfaitement sérieux – et divinement proche.

"Déjà, les pitbulls ne sont pas des chiens méchants. Et ensuite, les dogues argentins sont issus d'élevages spécifiques. Ma famille en a un. Lui, ils ne l'ont pas vendu, ils nous l'ont donné, parce qu'il a un défaut de fabrication. Il est dissuasif, mon oncle aime bien faire peur au voisinage ; mais surtout il est sourd. Il peut mordre si on l'approche sans se faire voir."

Je lève les yeux au ciel : c'est ma définition d'un chien dangereux ! Mais je comprends tout à coup ce qu'il veut dire. Ce chien mord quand il a peur. Et il n'aura jamais peur d'une petite souricette comme Pirate. Alors... elle est en sécurité avec lui ? J'imagine une seconde ce gros dogue aux mâchoires redoutables et cette petite rate intrépide qui dorment côte à côte, et je suis toute attendrie à cette idée. Si c'est vraiment possible, il me faut une photo !

"Alors euh..." Je cherche quoi dire, pour chasser le sentimentalisme éhonté qui vient de s'emparer de moi, comme un déclic qui me lie à ce garçon inconnu. "Vous avez un élevage de chiens en Argentine ? C'est ça que fait ta famille ?"

"Du côté de mon père, oui. Je suis le seul qui vit encore ici. J'ai déconné, en Argentine, et ils m'ont envoyé en rééducation chez mon oncle parce qu'il serre la vis. J'aurais préféré rester là-bas, c'est mortel ici, il ne se passe jamais rien."

Je soupire à fendre l'âme :

"Pareil pour moi, je faisais mes études tranquille en France, et soudain mon père vient s'installer ici pour son travail. Pas question de me laisser là-bas toute seule. Faut croire qu'il n'avait pas vraiment confiance en moi."

"Tu fais des études de quoi ?"

"De droit."

Il me regarde en coin, l'air de préparer une plaisanterie de mauvais goût ; mais je le coupe d'avance, je sais exactement ce qu'il va dire :

"Promis, si je deviens avocate et toi gangster, je te défendrai."

Son sourire s'accentue, tandis que son regard s'illumine d'une pointe de surprise. "Tu es une drôle de fille. Tu t'engages comme ça, sans savoir de quoi je suis capable..."

"Oh, je crois que je sais," dis-je avec malgré moi un petit air séducteur. Et à cet instant, tout se déclenche ; la tension qui s'installait entre nous se rompt comme un nuage d'orage, et la foudre nous épingle tous les deux, tandis qu'il incline son visage et que nos lèvres se touchent.

C'est un baiser un peu maladroit, hésitant, mais de plus en plus long, de plus en plus intense. Je le retiens quand il fait mine de s'éloigner, ses lèvres s'entrouvrent, ma langue les caresse, sa main plonge dans mes cheveux... nos corps commencent à danser ensemble, très lentement, sur ce lit que Pirate vient de couvrir de miettes.

Quand je me recule un peu, il a le regard brillant et cet air dangereux que j'aime tant flotte sur son visage ; sa main dérive jusqu'à mes seins, et je ne l'écarte pas.

C'est un dialogue silencieux entre nos deux peau, entre nos deux regards. Il s'assure que je le suis, et je lui confirme que je ne change pas d'avis. Nous partons à l'aventure, sans bouger du lit. La ferveur de ses caresses change vite ce lit stupide, que je n'ai pas choisi, en un tapis volant qui va nous emmener au septième ciel. Déjà, nos habits commencent à disparaître, comme par magie... Nous voilà torse nu.

Il contemple ma poitrine comme si c'était la plus belle chose au monde. Mes seins se soulèvent sous un souffle rapide, un peu fiévreux, tandis qu'Ayden incline son visage pour y déposer un milliard de baisers. Je me laisse aller en arrière, lentement, et il suit, s'étend sur moi... Pirate a déjà filé, pour se percher sur une étagère où elle s'est arrangé un petit nid. Elle m'a piqué quelques cotons démaquillants, la petite voleuse ! Elle porte bien son nom.

C'est la dernière chose que j'aperçois avant de fermer les yeux. Puis il n'y a plus que les lèvres d'Ayden qui courent sur ma peau. Sa langue qui dessine de fines spirales et de longues arabesques. On dirait qu'il me dévore, centimètre par centimètre, comme un boa.

Je me laisse happer sans me défendre, j'en avais tellement envie ! Il exauce mes moindres voeux, les moindres pensées de luxure qui traversent ma tête. Je souhaite qu'il me fasse frémir, et sa langue vient se poser sur un de mes mamelons pour le contourner délicieusement, en redessiner la pointe, et la sucer avec envie. Il est à l'aise dans le sexe, beaucoup plus que mon ex copain et sans doute que d'autres garçons de notre âge ; je ne peux pas le dire à cent pour cent, je n'ai pas eu d'autre petit ami au lycée.

Je sens une main curieuse qui vient se glisser entre mes cuisses, pour frôler l'entrejambe de mon pantalon. Une pression douce et insistante qui s'accentue de plus en plus, jusqu'à ce que l'humidité au dessous traverse le tissu. Je me sens mouiller contre ses doigts, c'est excitant, et embarrassant à la fois. Je suis tellement sensible à tout ce qu'il me fait...

On dirait que je viens de trouver mon âme soeur. Sur le plan des galipettes, en tout cas. Mais j'attends de voir. Mon ex pouvait être assez parfait au moment des préliminaires et tristement expéditif une fois les choses sérieuses enclenchées. Je le regarde en coin quand il étend ses baisers jusqu'au creux de mes cuisses, ouvrant lentement l'attache de mon pantalon pour déposer un dernier baiser presque respectueux sur le mont de Vénus qui apparaît...

Il a l'air de vénérer à travers moi le corps de toutes les femmes. Je ressens à quel point il est expérimenté, dans chaque attitude qu'il amorce ; il sait exactement ce qu'il fait et où il va, il maîtrise ses mouvements et sa stratégie. Je suis bien loin d'en être là, je ne suis plus que sensibilité exacerbée et nerfs à vif...

Il retire tout mon pantalon, et je l'arrête avant qu'il revienne contre moi.

"Et toi ?"

Il sent mon regard qui le transperce, et un rire se dessine sur ses lèvres. Il aime les femmes qui ne se laissent pas faire ; tant mieux ! Je ne risque pas de changer ce petit détail pour ses beaux yeux, ni de faire semblant d'être une autre fille, docile et douce, juste pour le séduire. Il faut qu'il me prenne comme je suis, ou pas du tout !

Et on dirait qu'il a pris sa décision à ce sujet. Il retire ses vêtements restants à son tour, et se laisse admirer, debout devant le lit, tendu d'excitation, son beau sexe déployé devant mon visage ; je le dévore des yeux, c'est un magnifique spécimen mâle et ses tatouages ne gâchent rien à l'affaire, au contraire. Chaque détail de son corps sublime le reste.

Ses muscles roulent sous sa peau fine et pâle, presque opalescente dans la lumière de ma lampe de chevet, mis en valeur par les dessins d'encre qui les soulignent. Ses yeux brillent comme ceux d'un loup tandis qu'il me rejoint... J'ouvre mes jambes pour l'accueillir, sans une hésitation, sans un mot ; mais alors qu'il se glisse enfin contre moi, amenant un réconfort charnel à nos deux âmes impatientes, j'interpose une main armée d'une capote que je lui installe en le défiant du regard. Il ne me touchera pas sans protection. Je ne suis pas stupide.

"Tu ne prends pas la pilule ?" demande-t-il, légèrement agacé.

C'est bien ce que je pensais. Autres lieux, autres moeurs. Son imbécile d'oncle ne lui a pas appris à faire attention. Uniquement à ne pas coucher avant le mariage, sans doute ? C'est vrai que mon père aussi m'avait recommandé la même chose, mais quand il a vu que je sortais avec un respectable jeune homme qui obtenait de bonnes notes, il avait peu à peu accepté de desserrer un peu la vis, craignant que je me lasse de cette compagnie trop sage et que je perde ma virginité avec un autre, moins sérieux...

En tout cas, c'est un plaisir de palper la verge puissante de ce bel Américain en déroulant le latex sur toute sa longueur. Il est presque trop serré, mais je m'en réjouis secrètement ; ça le fera durer.

"Y a pas que le risque d'être enceinte. Qui sait où ça a traîné, tout ça..."

Il me bloque les mains sur le lit avec une fausse mauvaise humeur, et me fixe, en s'amusant à presser le bout de son sexe contre le mien sans me pénétrer.

"Si je ne suis pas assez bien pour toi, dis le maintenant, la petite Française."

"Arrête de faire le gamin ! Prouve moi que tu es un homme !"

Cette fausse dispute s'éteint dans un cri commun, étouffé contre son épaule pour moi, contre mon oreiller pour lui, alors que nos corps se plaquent et qu'il me comble enfin. La musique a redoublé d'ardeur, et j'espère bien que mon père n'entend ni nos soupirs de plaisir, ni le lit qui grince, ni le mur contre lequel il cogne par moments... C'est exactement ce que j'espérais : mon amant est une merveille, un véritable athlète de la chambre à coucher. Il me pilonne avec fureur et ne donne aucun signe de fatigue. Coup sur coup, il m'arrache plusieurs orgasmes de plus en plus violents. Puis il roule sur le dos et me claque les fesses :

"A toi !" ordonne-t-il d'une voix haletante. "Bouge ! Fais moi du bien !"

Je vais lui prouver que la France n'est pas en reste sur les prouesses guerriers de ses copines de la zone. Mon fessier se met à danser en rythme sur son chibre dressé, et je vois son visage se tendre pour retenir à son tour l'orgasme qui monte. Je promène mes mains sur son joli torse que je griffe ou pince doucement. J'ai l'impression de le dominer. Là, c'est moi qui le baise. C'est moi qui vais le faire jouir, et il ne pourra rien faire pour y échapper.

Mes cuisses s'activent, le frottement étale ma mouille chaude qui déborde sur tout son entrejambe, mes petits cris achèvent de l'exciter. Enfin, il se crispe tout entier et lance de rapides coups de reins vers le haut. Je le sens frapper encore et encore contre mon point de plaisir, avec une force qui me ravage. C'est plus fort que moi, je vais crier pour de bon, cette fois ! Une de ses mains agrippe mon sein droit, et l'autre la fesse gauche. Je sens ses ongles qui se plantent rageusement dans ma peau, et je me cambre, vibrante de plaisir. Mon corps, pour la troisième fois, se referme sur son membre énorme. Alors, il craque.

"Julie !"

Je ne sais pas pourquoi, je m'attendais à ce qu'il ait oublié que c'était avec moi qu'il faisait l'amour, et à ce qu'il crie un autre nom... peut être celui de cette jolie fille dont il a déchiré la photo l'autre jour, qui sait. Mais non, c'est bien à moi qu'il pense, les yeux fermés, le dos cambré, alors qu'il relâche sa semence et me transperce une dernière fois.

J'en suis étrangement touchée. J'ai le coeur qui bat à cent à l'heure, les cheveux collés sur le visage, le souffle accéléré et rauque. Je reste perchée sur lui, à savourer les spasmes de son membre qui se vide en moi. Je fais encore quelques petits mouvements, en roulant des hanches sensuellement, pour le taquiner. Et quand il crie grâce, incapable de continuer, je me redresse au ralenti, pour laisser glisser hors de moi la queue sublime qui a si bien fait son travail.

"Tiens, tu n'as rien fait tatouer, là," dis-je en la caressant après avoir retiré la capote. Je noue le bout et hop, à la corbeille ; personne n'a rien vu.

"Non. Je suis pas maso. Ça doit faire hyper mal !"

Nous rions ensemble, alors que je reviens me blottir contre lui. Son corps est chaud comme la braise et incroyablement doux sous mes doigts. Je viens de faire l'amour avec lui... J'avale ma salive en me rappelant tout à coup que mon père a interdit qu'on fasse entrer des inconnus à la maison. Bon, bien sûr ce que nous venons de faire est interdit de toute façon ; mais il y a interdit et interdit. Je ne suis pas censée coucher avec le tout venant, en particulier si c'est un voyou, une véritable cause perdue... mais quant à introduire quelqu'un dans cette demeure qui doit être notre forteresse, là, c'est quasiment de la haute trahison.

Bah, ça en valait la peine !

"Ah, c'était trop bien," soupire Ayden en fermant les yeux contre ma poitrine, qu'il a recommencé à couvrir de baisers. "Dire que tout à l'heure, je me plaignais de ne pas être resté en Argentine. De toute façon, c'est con dans tous les cas. Les centres de rééducation là-bas, c'est pas de la rigolade, je n'aurais jamais pu draguer."

J'ai envie de lui donner une petite tape sur la joue en corrigeant : il n'aurait jamais pu me connaître, surtout, ce traître ! Mais je me doute qu'il n'a pas forcément envie d'être trop sentimental. Il n'a pas l'air de pratiquer ça souvent. Déjà, il est bon au lit et il m'a donné beaucoup de plaisir. C'est très bien, ça me suffit. Je ne suis pas là non plus pour me marier et me caser, un bon coup que je peux croiser de temps en temps près de chez moi, ce sera très bien.

Je me dis tout ça, mais en même temps je m'accroche à lui, et il s'en rend bien compte.

"Hé, Julie ? Ça va ?"

"Oui..."

Son corps nu et désormais sans protection est plaqué contre le mien, et je me sens en fait plus heureuse que jamais. Je voudrais qu'on soit tranquilles et qu'on puisse rester là, l'un contre l'autre, toute la nuit. Mais bien sûr, ça ne va pas être possible. Je murmure :

"Ne te fais pas renvoyer en Argentine, idiot. J'ai besoin de toi ici."

"Pourquoi ?"

Il redresse la tête pour me regarder, et je sens qu'il me soupçonne justement de ce sentimentalisme auquel j'essaie de résister. Je cherche quelque chose, vite... n'importe quoi pour le convaincre que ce n'est pas ce qu'il pense.

"Euh, pour le groupe de rock."

Il cligne des yeux. Il avait complètement oublié cette histoire. Et en ce moment, je vois bien qu'il n'a pas les idées claires. Il n'a pas encore recommencé à penser avec son cerveau...

"Quel groupe de rock ?"

"Tu sais. Julie et les Pirates. Toi, moi, Pirate et le chien. Ça aurait une sacrée esthétique. En fait, je veux commencer à produire des clips sur internet... comme ça.... quand je serai avocate, un jour je dévoilerai que cette petite chanteuse punk et moi, on est une seule et même personne ; ça fera le buzz et avec ça, je me lancerai dans la musique. Je passerai à la télé et tout... Mais pour ça, faut que je commence tôt, tu comprends ?"

Il a du mal à me suivre. Et j'avoue que moi aussi, je ne sais pas trop ce que je dis. Je brode, j'invente tout ce qui me passe par la tête. Mais je me compose un air plein de conviction. Ayden réfléchit un peu, puis se montre du doigt :

"Tu veux que je joue dans tes clips ?"

"Oui, tu es parfait avec tes tatouages et ton gros chien. Ce sera une esthétique géniale. On peut en tourner certaines scènes sur ton terrain vagues. Et d'autres, dans mon école, la nuit. On dirait un vrai château gothique."

"Oui, ça peut faire un décor sympa," murmure-t-il en revenant se caler contre mon épaule. Je souffle, c'est bon, il a avalé mon histoire. Mais alors qu'on commençait à s'apaiser tranquillement, j'entends du bruit dans la maison... Un pas qui monte l'escalier. Et la voix de mon père.

"Julie, qu'est-ce que c'est que cette musique, baisse moi ça !"

Il faut qu'Ayden file, vite. Je sens venir la catastrophe. On échange un regard d'excuse, lui de ne pas oser tenir tête à mon père, et moi... Pareil. On n'est encore que deux gamins...

Il se rhabille en quatrième vitesse, tandis que je négocie à la porte.

"Attends, papa, je suis toute nue !"

"Qu'est-ce que tu fais toute nue à cette heure ? Tu devrais être en pyjama !"

"J'essaie des robes pour la rentrée," dis-je en voyant Ayden enjamber le rebord de la fenêtre... non sans me jeter un baiser du bout des doigts. Cabotin jusqu'au bout.

Je sens bien que c'est le genre d'homme qui ne respecte rien, que je vais être confrontée à ses impertinences bien souvent, et que mes explications sur les choses à faire ou à ne pas faire autour de la maison se heurteront à des plaisanteries. C'est une grosse bêtise que j'ai fait en le laissant entrer... mais je sens qu'on ne tardera pas à recommencer. On est trop bien ensemble...

Enfin, je dégage le fauteuil de ma porte que j'ouvre à la volée, à moitié rhabillée, la fenêtre grande ouverte pour aérer l'odeur de nos deux sueurs ; mon père se précipite pour la refermer. Je retiens mon souffle, mais heureusement il ne voit personne. Ouf ! On n'est pas passés loin du drame. Je tombe assise sur mon lit, tâchant de respirer calmement.

"Ne laisse pas la fenêtre ouverte comme ça quand tu te déshabille !" s'exclame-t-il en refermant les volets. Il passe dangereusement près de la corbeille où la capote gît, bien visible... et bien pleine. Je me sens défaillir mais encore cette fois, il ne remarque rien, heureusement.

"Désolée..."

"Et ton animal va s'enfuir ! Ce n'est pas moi qui irai lui courir après dans tout le quartier, je te préviens ! Tu as voulu l'avoir, tu dois en prendre soin !"

"Oui papa, mais regarde, elle est là, bien sage."

Je montre rapidement le petit nid, où Pirate s'est endormie, indifférente à nos ébats. Mon père se détourne pour ne pas me regarder, et je me rends compte qu'un de mes seins s'échappe encore de mon corsage. Je rougis jusqu'aux oreilles.

"Sois franche, jeune fille. Tu me racontes des bêtises. Tu n'essayais pas des robes. Je ne suis pas né de la dernière pluie, tu sais ; ça ne sert à rien d'essayer de me mentir."

J'avale ma salive. Il a deviné.

Ayden et moi, on va au devant de graves ennuis...

"Tu faisais des bêtises au téléphone," reprend mon père, les sourcils froncés. "Tu sais combien ça va nous coûter, ce genre de fantaisies, entre l'Amérique et la France ? Le coût d'un appel ?"

Je saute sur l'occasion.

"Mais papa, il me manque ! Je me sens toute seule ici ! Il fallait me laisser habiter là-bas avec lui, ça ne t'aurait rien coûté !"

Enfin, si, le coût du loyer, mais il va me payer une chambre en Université ici de toute façon. Je fais comme si j'avais le coeur brisé, mais en réalité je me rends compte tout en parlant que je n'ai même pas vraiment envie de revoir mon ex. Maintenant que je sais qu'il se passe quelque chose avec Ayden... qu'on se plaît tous les deux, qu'on est merveilleusement compatibles sexuellement, et qu'il y a entre nous cette étrange étincelle qui rend la vie plus excitante... c'est lui que je veux. Et je me sens incapable de vouloir quelqu'un d'autre.

"Désolé, mais c'est la vie," insiste mon père. "Inutile de te rebeller. Si tu recommences, je te confisque ton téléphone. C'est aussi simple que ça."

Il sort en claquant la porte, et je reste souriante dans mon lit. Pour cette fois, on a eu chaud... demain à la première heure, je vide ma corbeille avant qu'il ne tombe sur l'objet du délit !

Je m'endors comme une souche, quelques minutes plus tard. Ces émotions m'ont épuisée. Et je rêve de cet étrange projet que j'ai formé à la va vite, pour dissimuler mon attachement naissant. Des clips de rock sur des paroles de mon invention, je peux aussi chanter, je peux déterminer les décors et diriger le tournage, il manquera juste... un bon cameraman, et quelques musiciens bien sûr ; ça, je peux sûrement en trouver sur internet. Des créateurs amateurs qui aimeront ma voix et mes textes, et qui auront envie de s'associer à cette petite aventure.

Je rêve que je deviens une star. J'ai complètement changé de look, je ressemble beaucoup plus à ce qui serait la copine idéale de mon bel Ayden.

J'ai lissé mes cheveux en une longue ligne noire qui descend au long de mon épaule, comme un serpent d'ombre. J'ai tatoué des étoiles au long de mes mains et une tentacule de pieuvre qui remonte sur le côté de mon cou. Je porte du noir et du blanc, exclusivement, et je suis très maquillée. J'ai l'air redoutable et sûre de moi. Et Pirate, perchée sur mon épaule, toise la foule de son petit oeil brillant, toute fière d'apparaître en public.

A dater de ce jour, le temps passe trop vite. Je retrouve Ayden dès que possible, hors de chez nous, parfois sur le terrain vague où il m'emmène pour "observer le terrain". On fait tout sauf ça ; on s'enferme dans une carcasse de voiture et on couche ensemble comme des bêtes. Il m'apprend à conduire sa moto et même à faire des figures.

Trois de ses copains veulent rejoindre notre groupe, des frères et soeurs avec qui il a l'habitude de faire les quatre cents coups : une fan de technologie qui pense pouvoir assurer le tournage photo et le montage son, une batteuse hyperactive qui touche à toutes les percussions – dont la batte de base ball – et un mélomane qui a chez lui, dans sa petite chambre de HLM, un synthé mais aussi un violoncelle et une guitare électrique.

Je crois qu'on est bien partis. Et Ayden est à fond. Même si lui, techniquement, ne va pas participer à la partie musicale du groupe. Il va nous écouter et nous dire ce qu'il en pense, c'est tout... et c'est déjà quelque chose, ce genre de conseil est important en début de carrière, j'imagine. On n'a pas encore le feedback de nos fans ou de nos managers, qui n'existent pas. On va devoir trouver le Nord tout seuls comme des grands.

Et puis, il va poser et être beau. Il le dit en riant, comme si c'était une broutille ; mais moi, je sais que c'est son charisme sombre qui va attirer la curiosité de ceux qui viendront cliquer sur nos vidéos, avant qu'on soit connus.

Mon père ne se doute toujours de rien, son oncle non plus, mais le danger qui se rapproche, c'est la rentrée ; inexorable comme une marée qui monte, elle se rapproche sans cesse de nous. Et un jour, c'est fini, je fais mes valises et je quitte la banlieue résidentielle... jusqu'au week end prochain. Ce n'est rien, et en même temps, ça va me sembler une éternité.

Tout ce que mon père a remarqué, c'est que je sortais beaucoup marcher dans le quartier ; il est content que je m'intéresse à notre nouveau lieu de vie et que je me l'approprie, mais il assure que ce n'est pas bien qu'une jeune fille se balade toute seule. Il m'a promis une surprise, je me demande ce qu'il entend par là...

Tant qu'il ne me fait pas suivre par le chauffeur, c'est déjà bien.

J'arrive donc à l'école, dans cette chambrée que je vais partager avec une autre fille, une dénommée Madison Lawrie, si douce et patiente que je l'entends à peine quand elle parle. Elle n'a rien contre les rats, même si elle ne comprend pas que je perde du temps à m'occuper d'une créature vivante – autant dire qu'elle a l'intention de passer son doctorat avant de songer à se mettre en couple ou à avoir des enfants. Je sens que je vais bien m'amuser avec une colocataire comme celle là. Mais je me garde bien de lui faire des remarques désagréables. On est là pour bosser côte à côte, rien de plus ; elle est étudiante en chimie, pour sa part.

Nous n'aurons aucun cours en commun, sauf le cours de français auquel je me suis inscrite un peu par tricherie, pour remporter des points gratuits qui viendront s'ajouter à mon diplôme et le rendre plus reluisant. Et puis, ça prouvera que mon niveau en français, et notamment en légistique française, est réellement excellent. Si je trouve du travail dans une firme internationale, ce sera toujours un élément qui sera valorisé.

Madison n'a aucun intérêt pour mes premiers cours, que je lui raconte en rentrant à la chambre le premier soir. Elle ne comprend pas qu'on puisse se passionner à ce point à ce qui arrive aux humains. Elle, son grand trip, c'est la chimie moléculaire. Ce qui pousse certains électrons à s'entendre ou à se séparer, apparemment. Elle essaie de m'expliquer, mais moi aussi, je me heurte à un mur d'incompréhension totale.

On reste là comme deux quiches, à se regarder sans savoir quoi se dire. J'aimerais tellement mieux être avec mon voyou chéri ! Lui au moins, il s'intéresse au fonctionnement de la loi ! Même si c'est pour mieux l'enfreindre...

Ah, je ne veux pas y penser. Si je deviens aussi parano que mon noble père, où va le monde ? Je dois être la voix de la raison, au contraire, celle qui dit que ce n'est pas si grave et que tout va bien se passer. Je ferme les yeux, mais impossible de trouver le sommeil... Tsss, ça va être une très longue année scolaire.

Au matin, je sors de la résidence en me frottant les yeux, encore ensommeillée. Je passe devant le bâtiment du réfectoire, et une voix masculine m'interpelle :

"Besoin d'un café ? Je te l'offre."

Je m'arrête, horriblement vexée qu'on se permette de m'interpeller avec un tel manque de savoir vivre. C'est bien la peine de venir étudier dans une école prestigieuse, pour être assaillie par ce genre de mal élevé ! Mais alors que je regarde l'homme à travers le brouillard de ma nuit blanche, je réalise que je connais cette voix... avec un temps de retard.

C'est Ayden ! Je me jette aussitôt dans ses bras. Il m'entraîne dans une haie de buissons, sans la moindre gêne. Là, on ne nous verra pas. Je me love contre lui en frémissant de joie, ronronnant presque comme une chatte en chaleur. Il peut me faire tout ce qu'il veut, il peut même me faire rater mes cours, ça m'est égal ! J'avais besoin de le voir...

"Pas besoin d'un café quand je suis avec toi, tu me réveilles bien assez," dis-je d'une petite voix tentatrice en jouant avec la boucle de sa ceinture. Puis j'empoigne la lanière de cuir et je le ramène à moi, bassin contre bassin, bouche contre bouche. Je le dévore d'un long baiser, tandis que la température de mon corps remonte d'un coup.

"Alors ? Qu'est-ce que tu fais là ? Raconte moi tout !"

"Oh, ne rêve pas, je ne me lance pas dans une brillante carrière de sciences politiques," réplique-t-il d'un ton ironique. "J'ai un casier, de toute façon. Ça ne passerait pas comme une lettre à la poste, tu peux me croire."

Je ne veux même pas savoir à quoi il fait allusion, le bougre ! Je me contente de lui planter un baiser dans le cou. J'ai envie de lui, c'est absurde mais c'est plus fort que moi. Et impossible de le ramener dans la chambre, avec Madison qui erre comme le spectre du devoir, prête à me rappeler à l'ordre ou pire... me dénoncer. Je ne sais pas du tout si je peux compter sur elle pour garder ses informations dans sa poche.

Il y a sûrement moyen de faire pression sur elle, mais pour ça, il faudra que je découvre ce qui lui plaît vraiment et que je peux lui payer, ou ce qu'elle déteste vraiment et que je peux lui infliger... en menace, en tout cas. Mon amant serait peut-être plus doué que moi à ce petit jeu là, il sait faire peur, il a le physique pour ça ; mais c'est ma coloc, ma responsabilité.

Je m'agenouille devant lui, mais il me relève aussitôt.

"Tu ne vas pas me tailler une pipe ici. Si tu te fais choper, tu vas te faire virer. Viens, j'ai ma moto sur le parking !"

Je ris en le suivant : "Chéri, ta moto on ne peut pas s'y cacher non plus, c'est pas une limousine !"

"Ne m'appelle pas chéri," proteste-t-il en m'entraînant à grands pas.

"Bien, bien. Je n'ai rien dit."

Je suis tellement heureuse de la revoir, cette moto. C'est à la fois notre fidèle monture, qui peut nous emmener loin d'ici dès que nous le souhaiterons, et un jouet dont nous usons y compris pour des jeux de séduction. Je monte en selle avec l'impression de sentir déjà sur mon visage le vent de la vitesse ; mais Ayden est étrangement raisonnable aujourd'hui.

"On ne va pas loin. C'est quand, ton prochain cours ?"

"Dans une heure et demie," dis-je avec une grimace. Beaucoup trop peu de temps pour faire quoi que ce soit, j'en ai bien peur. Et il est aussi de cet avis.

"Bon, on va au café du coin et on déjeune en amoureux," décide-t-il en démarrant. "Je vais te payer les meilleurs croissants de ta vie."

"Hé, sale Américain... c'est pas parce que je suis française que tu dois me nourrir avec des croissants au beurre," dis-je avec un petit rire, attendrie tout de même.

Il veille sur moi. Il ne me laissera pas mettre mon cursus en danger pour le plaisir de profiter de mon corps. Et il va s'assurer que j'aie tout ce qu'il me faut, même si au fond, je suis nettement plus riche que lui, et je pourrais me payer tout ça sans problèmes.

Je ne sais pas quoi lui dire, rien que le fait qu'il soit venu me rendre visite ici, ça me touche. Mais au fond, je sais très bien qu'il n'a rien à faire de ses journées. Il s'ennuie horriblement et les moindres prétextes sont bons pour s'évader ; ce matin aux aurores, c'était moi son prétexte. Pourquoi pas. Il a pu entrer sur le campus sans se faire remarquer en tout cas. Je m'en étonne un peu ; l'ambiance angoissée qui règne partout depuis notre arrivée est bien palpable ici aussi.

"Tu n'as pas été contrôlé ?"

"Non," dit-il en riant, tout fier de son coup. "Je me suis greffé à un groupe d'étudiants en art qui arrivaient à l'entrée. Je me suis lancé dans une conversation avec eux, et je suis passé tout droit. Je me suis fait des potes en même temps !"

"Oui, c'est facile ici," dis-je d'un air pensif.

Pour lui. Pas pour moi. Je suis trop proprette, trop bien habillée – par papa – et on me prend pour une fille ennuyeuse, guindée et collet monté. Et quand j'ouvre ma grande gueule, on est déçu et on me trouve trop agressive par rapport à la première impression que j'ai donnée bien malgré moi. Je sais que les gens de ma classe ne tarderont pas à me surnommer la Peste. Et ça me va. Ah, on veut faire de moi une avocate ? C'est moi qui serai un pitbull. Pourquoi pas plutôt procureuse, ou carrément juge ? et malheur à ceux qui se retrouveront sous le marteau de ma justice.

Je cesse de penser à mon avenir quand Ayden me dépose devant un petit troquet, de ceux que hantent les étudiants et les jeunes profs encore un peu bohèmes. On y entre comme si on était de vieux habitués, et en un instant, on se sent chez nous. Je me cale sur un banc, confortablement installée contre Ayden, et je ferme les yeux, tandis qu'il commande un petit déjeuner pour deux ; le truc copieux qui me tiendra éveillée jusqu'à ce soir, même si je zappe la pause de midi. Je nage dans le bonheur.

Cette journée ne pouvait pas mieux commencer.

Est-ce que je suis en couple ? Oui, je crois on peut dire que ça commence à devenir officiel. Et si ça le gêne de l'avouer, on peut toujours dire qu'on est associés. Tout ça, c'est juste pour l'amour du rock and roll ! L'odeur du beurre chaud et du café noir vient parachever ce moment merveilleux. C'est alors que j'entends une voix familière... Celle de Kaplan.

"Bonjour, mademoiselle Julie. Bonjour, monsieur Ayden."

Je relève les yeux, tétanisée, et je vois devant nous la figure familière du chauffeur de mon père, tout sourire comme à son habitude, dans son petit costume gris.

"Je peux me joindre à vous ?"

Il nous a reconnus.

On est fichus, tous les deux.